Lors de la cérémonie de clôture du 4ème French Physicists’ Tournament, sont intervenus Michel Spiro (Président de la Société Française de Physique), Sébastien Balibar (Délégué de la section physique de l’Académie des Sciences, et président du Jury du FPT 2017), Jean-Marc Berroir (Directeur du département de physique de l’ENS Ulm), et Yves Bréchet (Haut-commissaire à l’énergie atomique, et membre du jury du French Physicists’ Tournament).
Ce dernier avait préparé un discours concernant l’importance de la formation par la recherche et l’intérêt du tournoi dans ce sens, que nous retranscrivons ici –avec son accord :
La recherche peut avoir deux finalités : comprendre pour comprendre, et comprendre pour faire. Ces deux finalités ne sont pas exclusives et l’histoire nous apprend à ne pas les hiérarchiser : bien prétentieux serait celui qui penserait pouvoir trancher entre Niels Bohr et Louis Pasteur…
La plupart d’entre vous sont accoutumés à la science comme une fin en soi, pour mieux connaître l’univers. Et cette fonction de la science est parfaitement légitime. Anatole France se moquait justement du chien de Monsieur Bergeret « qui ne regardait jamais le bleu du ciel, incomestible ». Loin de moi l’idée de vouloir à toute force demander à la science une « justification par les œuvres », que ce soit les applications, ou plus insidieusement, les exigences sociétales. « Comprendre pour comprendre » est pleinement légitime, et je ne sais rien de plus exaspérant que certaine manie d’inventer des applications hypothétiques et souvent irréalistes pour justifier la démarche consistant à mieux connaitre le monde qui nous entoure. « Comprendre pour comprendre » est un objectif louable, et la thèse, conçue dans cet esprit, est une formation pour la recherche.
Mais il est une autre forme d’ostracisme que l’assujettissement de la science aux applications, un autre vice de raisonnement qui appauvrit notre vision de la science : celui qui consiste à croire qu’il est impérativement nécessaire d’être inutile pour être fondamental, que toute science est gâtée par une application, et que ne mérite notre intérêt que la pureté cristalline des choses inutiles. Le mathématicien Thomas Hardy en faisait même un principe moral !
De par ma fonction actuelle au sein d’un organisme ayant vocation à aller de la science vers l’industrie, de par ma formation de professeur de sciences des matériaux, une discipline à la croisée des chemins entre recherche fondamentale et recherche appliquée, de par mon expérience passée de consultant industriel, je me sens naturellement plus d’affinité pour la version « comprendre pour faire », aussi est-ce de celle-là dont je vais vous parler aujourd’hui. La thèse, comprise dans cette acceptation, est une formation par la recherche.
Dans un monde en rapide évolution technologique, la formation des ingénieurs doit les mettre en état de « préparer le coup d’après ». Cela suppose que le corps enseignant soit en prise directe avec la science au meilleur niveau, mais cela nécessite aussi qu’il soit en prise avec les préoccupations industrielles, et on ne peut que souhaiter que les passerelles se multiplient entre les deux mondes.
Je voudrais insister sur l’importance de l’esprit de recherche dans la formation des ingénieurs. Un mode d’interaction privilégiée entre la recherche et l’industrie est la formation par la recherche. Il faut comprendre par là que la recherche est formatrice d’esprits tout autant qu’elle est dispensatrice de résultats. La formation scolaire « classique » prédispose à résoudre efficacement les problèmes bien posés, ceux dont les solutions existent déjà dans les livres. La formation par apprentissage, plus pragmatique, prédispose à tirer le bénéfice maximum de l’existant. Mais c’est la formation par la recherche qui apprend à se confronter avec l’inconnu, à résoudre des problèmes dont les solutions n’existent pas dans les livres, et à bien poser ces problèmes dans un contexte de formation, avant d’avoir à le faire dans un contexte professionnel : la formation par la recherche apprend à la fois l’autonomie et le travail en équipe, la prise de risque et la maîtrise des étapes d’un projet, l’abstraction et la familiarité trop souvent méprisée avec le travail manuel, la créativité et l’acculturation des expériences passées. Dans les domaines à la pointe de la technique, la formation par la recherche est indispensable pour comprendre les avancées scientifiques et technologiques modernes. Elle est en prise directe avec l’innovation.Ce plaidoyer pour la formation par la recherche n’est pas nécessairement, exclusivement, un plaidoyer pour la thèse académique : c’est une des formules possibles. Mais on peut aussi bien développer l’esprit de recherche dans des stages, plus ou moins longs. Le « Diplomarbeit » germanique en est un exemple qui, sur un problème concret d’origine technologique, pousse l’étudiant à expérimenter dans des laboratoires pendant une durée de 18 mois. Cette formation, qu’on n’a pas su acclimater en France, a permis à l’Allemagne de tisser des liens solides entre les laboratoires universitaires et les entreprises, notamment les PME et PMI de haute technologie.
Enfin la formation par la recherche, si elle est une voie naturelle vers les activités de recherche/développement dans l’industrie, n’est pas pour autant le développement d’une monoculture, une espèce de « clonage académique ». Le diplôme de doctorat est le seul titre académique reconnu internationalement. Il témoigne, en sus de connaissances techniques, de la capacité à travailler en équipe, à organiser un projet, à exposer de façon convaincante des résultats, à se soumettre au jugement de ses pairs. Autant de qualités valorisables en de multiples fonctions hors du laboratoire.
Nous venons de voir ce que la formation par la recherche apporte à l’industrie, ce qu’elle apporte à l’étudiant est assez évident, je voudrais maintenant renverser le point de vue et examiner ce qu’elle apporte aux enseignants qui encadrent les travaux de recherche.
Je n’hésite pas à le dire, la formation par la recherche est aussi une formation pour les enseignants : encadrer un thésard, ce n’est pas lui dire le matin ce qu’il doit avoir fait le soir, c’est lui apprendre à grandir, à générer ses propres idées, à passer du statut d’étudiant à celui de collaborateur. C’est lui donner à découvrir ce mélange de confiance dans la rationalité des arguments, et de modestie devant l’inconnu à découvrir. Co-encadrer un thésard, c’est apprendre à combiner des modes de travail divers, des tournures d’esprit variées, des compétences complémentaires. On pourrait dire des directeurs de thèses ce que les anciens chinois disaient des médecins : « ils travaillent à se rendre inutiles ».
C’est toute la noblesse de la fonction, toute sa richesse : on a parfois affaire à des « scientifiques imprésarios » qui chassent le financement et sous traitent la recherche à des bataillons de thésards, fuyez les comme la peste. Un directeur de thèse qui n’a pas compris que le doctorant est le meilleur produit de la thèse ne sera jamais un éveilleur de vocation, il restera au mieux un éleveur de virtuoses. Au moment de choisir votre sujet de thèse, choisissez avant tout celui ou celle qui vous accompagnera.Enfin je voudrais terminer en disant ce que les thésards apportent aux laboratoires : il faut avoir l’esprit bien pauvre pour ne voir en eux qu’une main d’œuvre à faible coût…les thésards sont le sang vif des laboratoires, celui qui les irrigue de l’oxygène de la curiosité renouvelée, de l’enthousiasme partagé… De telle sorte que le grand chimiste Eugène Chevreul déclarait aux cérémonies de son propre centenaire qu’il se voyait comme « le plus vieil étudiant de France ».
En participant au tournoi des physiciens, vous faites vos premiers pas dans le monde de la recherche, et en apprenant à exposer, mais aussi à critiquer de façon constructive, et à arbitrer entre les argumentations, vous apprenez le métier de physicien, et pas simplement la passion de la physique. Je viens de vous expliquer ce que la recherche peut vous apporter, (j’ai l’impression d’amener de l’eau à la fontaine, car vous êtes déjà sans doute convaincus). Je viens de vous dire à quel point le thésard forme aussi son directeur de thèse. Et enfin à quel point un laboratoire vivant est enrichi de ses thésards.J’ai fait partie l’an passé du jury international du tournoi, et je n’ai pu participer cette année qu’à une partie du jury national. Mais j’ai retrouvé le même enthousiasme, la même ferveur que l’an passé. J’ai décidé de reconduire cette année l’offre faite aux finalistes du tournoi de visiter en groupe un laboratoire du CEA de votre choix.
N’y voyez pas une tentative de détournement de vocations, un sournois « amphi retape » mais plutôt une proposition de partage. De par ses missions, le CEA, et tout particulièrement ses grands laboratoires et ses grands projets, mêle la recherche fondamentale et les applications, l’ingénierie de pointe et les relations industrielles, et il couvre tous les domaines de la physique. La visite choisie par vos prédécesseurs était le laser mégajoule LMJ à Bordeaux, elle a permis aux participants de voir un dispositif permettant des recherches dans l’astrophysique de laboratoire comme dans la fusion contrôlée ou la physique des armes. Elle leur a permis de rencontrer des bâtisseurs, des ingénieurs à la Jules Verne, aussi bien que des chercheurs, elle leur a donné un raccourci de ce peuvent être les facettes de leur futur métier.
En tant que Haut-commissaire à l’énergie atomique, et en accord avec l’administrateur général Daniel Verwaerde, je vous réitère aux vainqueurs du tournoi cette année l’invitation, en espérant partager avec vous le plaisir toujours renouvelé de parler avec des chercheurs passionnés.
Yves Bréchet
Haut-commissaire à l’énergie atomique
4 février 2017