Ça y est, la 5e édition du French Physicists’ Tournament s’est terminée samedi 10 février. À la cérémonie de clôture, nous avons eu le plaisir de recevoir Jean-Marc Berroir (directeur du département de physique de l’ENS Ulm), Michel Spiro (Président de la Société française de physique), Sébastien Balibar (Délégué de la section physique de l’Académie des Sciences), et Yves Bréchet (Haut-commissaire à l’énergie atomique, et membre du jury du French Physicists’ Tournament).
Comme l’an dernier, Yves nous a régalé d’un discours, que nous retranscrivons ci-dessous avec son accord :
Les organisateurs m’ont demandé de clore de quelques mots ce tournoi des physiciens. C’est sans doute le privilège des barbes blanches… J’ai la facétieuse habitude d’amener l’auditoire hors de sa «zone de confort»… C’est peut-être pour cela qu’on me demande de parler en fin de session, au moment où l’on écoute d’une oreille distraite, coincés entre l’annonce des résultats et le verre de réjouissance…
C’est un auditoire de physiciens à l’achèvement d’une compétition. Je vous citerais donc un chimiste, Linus Pauling. Dans la préface d’un livre dont je recommande la lecture à tous les physiciens, «La nature de la liaison chimique» (1938), il écrivait tout simplement «La science est la recherche de la vérité, il ne s‘agit pas d’un jeu où l’on tente de battre son adversaire». Recherche de la vérité semble étrangement suranné dans une culture bizarrement empreinte de relativisme épistémologique, la science est une démarche collective vers une meilleure connaissance du monde, toujours perfectible, toujours partagée. Quant à la notion de «battre l’adversaire», elle ne fait sens temporairement et dans la dignité intellectuelle immanente à la démarche scientifique, que si l’on fait «mieux», alors que le culte de la nouveauté qui pétrit notre monde confond cela avec la chance de faire «avant». Vous avez travaillés en équipe, vous vous êtes affrontés à qui «ferait mieux» et c‘est l’ensemble de la communauté qui en sort grandie. Toute autre valorisation de la compétition donne un primat à l’individu par rapport à la richesse d’une communauté, mais c’est par l’amélioration de la communauté des chercheurs que la science progresse.
C’est un auditoire de physiciens, qui font leur entrée avec talent dans une discipline, à qui je vais rappeler une phrase qu’on attribue au maître de tous les physiciens, Isaac Newton (on ne prête qu’aux riches) : «les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts». N’y voyez pas une allusion à ce que j’appellerai la «furie rempardière» de certains princes du monde, ou à l’étrange propension contemporaine à confondre les programmes immobiliers et les programmes scientifiques. Voyez dans mon propos la réflexion que vous êtes scientifiques avant que d’être physiciens, et qu’avec la solide base de physiciens vous pouvez construire des ponts vers ceux qui auront une solide base de biologistes, ou de chimistes, ou de mathématiciens. Car les ponts ne tiennent pas que par leur entablure, la pièce que l’on inaugure en fanfare, ils tiennent par des piles solidement ancrées au sol. Le socle disciplinaire que vous construisez est ce qui rend les ponts interdisciplinaires possibles.
C’est un auditoire de chercheurs en herbe, prenez ce terme pour un compliment, qui se sont donné pour objectif de comprendre pour le seul plaisir de comprendre. Cette action motivée par la curiosité est pleinement légitime. Un politique demandait à Benjamin Franklin (on attribue le mot aussi à Faraday) à quoi servait la science, et il répondit facétieusement par «à quoi sert un enfant nouveau-né ?». La connaissance du monde, tout comme un enfant nouveau-né, a sa valeur intrinsèque, et elle a aussi la valeur de son devenir, de l’adulte en préparation, de ce qu’il pourra faire de cet apprentissage. Quand bien même votre carrière de physicien serait tout entière consacrée à la compréhension de la raison des choses, ne perdez jamais de vue que la volonté de construire le monde est tout aussi respectable. «Comprendre pour comprendre» et «comprendre pour faire», cela passe toujours par «comprendre». Le savant et l’ingénieur, sont également respectables dans leur mission, également exigeants dans l’éthique de leur métier, et ont tout intérêt à travailler ensemble.
On vous incite avec une fréquence qui tend à l’obsession, à l’innovation, sans que le la distinction entre l’innovation et la nouveauté soit très clairement pensée. Planifier l’innovation donne aux décideurs l’illusion de maîtriser les choses… il y a une belle fable de La Fontaine, «la mouche du coche», que je vous incite à relire… Les dérives à craindre de cette obsession de l’innovation sont d’autant plus dangereuses qu’elles s’inscrivent dans la tendance de fond de notre société à valoriser l’évènement par rapport à la durée, et l’individu par rapport au groupe. Les conséquences majeures de ces «bulles spéculatives» qui résultent du culte de l’innovation sont de déstructurer les disciplines scientifiques, de mobiliser toutes les forces sur un sujet identifié comme prioritaire. Il est impératif de sortir d’une analyse de pertinence des sujets uniquement en termes d’objectifs pour réintroduire la notion de compétences, de méthode. Ces compétences ont une valeur par elle-mêmes et doivent être développées en tant que telles. Faute de quoi les compétences s’étioleront et l’on ne pourra plus répondre aux objectifs que par un catalogue de mots-clés. Quelle que soit l’importance des sujets que vous traiterez dans votre carrière, sujets fondamentaux ou sujets d’application, n’oubliez jamais ce que vous avez appris au «Tournoi des physiciens» sur des sujets apparemment secondaires. Cela vous maintiendra éveillé contre la griserie des gens importants ou qui pensent l’être.
Je voudrais vous faire un cadeau à tous (et pas seulement aux vainqueurs du tournoi que j’invite, comme les autres années, à visiter un centre du CEA de leur choix). C’est la belle définition du rationalisme dans ce monument d’intelligence qu’est le grand dictionnaire de Pierre Larousse, elle vaut pour la démarche scientifique elle même
«Le véritable rationalisme n’est pas celui qui attribue à la raison une puissance qu’elle ne possède pas en réalité. C’est celui qui se borne à proclamer que, dans l’état actuel de nos connaissances et de nos habitudes, il serait ridicule d’accepter sans examen des enseignements donnés avec une autorité prétendument indiscutable. Tout examiner, tout peser avec réflexion, tel est le rôle le moins contestable de la raison. Elle examine toutefois sans afficher la prétention de prononcer ensuite des sentences sans appel possible, mais uniquement avec la prétention d’approcher le plus possible de la vérité»Marcel Achard disait, en fin d’un long discours : «je ne vois pas de mal à ce que l’auditoire regarde sa montre pendant que je discours, mais je m’inquiète quand je les vois porter leur montre à l’oreille».
Il est temps pour moi d’arrêter là, et de vous féliciter, participants, encadrants et jury, pour ce beau moment de physique et de science.
Yves Bréchet
Haut-commissaire à l’énergie atomique
10 février 2018